S'il vivait de nos jours, Michel de Montaigne aurait un blog ou une chaîne Youtube. Et il aurait bien du mal à faire entendre sa pensée brillante au milieu du tumulte actuel, où toute nuance semble interdite, où toute remise en cause de “la vérité” est suspecte, où toute réflexion peut sembler louche.

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Cette situation est récente, et ne semble pas prête de changer. Ce qui doit forcément interpeller les enseignants, qui ont en face d'eux des enfants, fragiles, influençables, et qui doivent parfois se demander dans quel monde ils ont bien pu tomber.

Etant moi-même un “ancien” qui ai vu le monde changer au cours des 62 années qui ont constitué mon existence, je suis frappé par la tournure que prend notre société (et je ne parle pas ici uniquement de la société française) depuis deux ou trois ans, en gros depuis l'irruption du Covid dans nos vies (c'est juste un point de repère).

Je constate une baisse affolante de la nuance dans les opinions des gens que je rencontre…

Il faudrait absolument être “pour” ou être “contre”.

Ceux qui pensent différemment devraient être réduits au silence, censurés, ou même interdits. Et d'ailleurs ils le sont de plus en plus fréquemment.

Une pensée officielle est rendue quasi-obligatoire, et ceux qui osent faire preuve d'un peu d'esprit critique sont méprisés ouvertement. A croire que certains voudraient les faire disparaitre de la planète !

Et c'est valable dans les deux sens : pour d'autres (les mêmes, mais en quelque sorte inversés), tout discours officiel est forcément de la manipulation qu'il faut combattre méchamment.

La tolérance devient une notion abstraite et est de plus en plus souvent rejetée comme étant néfaste.

Chacun estime détenir la vérité et refuse aux autres le droit de penser différemment.

…Quel que soit le sujet !

Je trouve ça affolant.

Pourquoi cette situation ?

Je vois plusieurs explications :

Les politiciens se sont mis à faire du marketing à outrance, simplifiant les problématiques économiques, sociétales ou même scientifiques en imaginant certainement que le bon peuple se contenterait d'être “pour” ou “contre”, ce qui leur permet de se faire élire comme s'ils vendaient de la lessive, et visiblement ils sont en train de réussir leur formatage…

Les réseaux sociaux enferment leurs membres dans des communautés qui sont censées correspondre à leurs idées, mais qui par un effet pervers les coupent du reste de la réalité et leur font s'imaginer que la vérité se résume à leur opinion de plus en plus biaisée par le véritable conditionnement qu'ils s'infligent…

Notre monde connecté fait porter les regards vers le bas (l'écran du smartphone) au lieu de les faire porter vers le haut (la réflexion, l'analyse, la comparaison, la recherche d'informations, l'air pur…)

Franchement, j'ai souvent l'impression que le monde ressemble à un gigantesque match de foot avec des supporters dans un stade qui ne pensent qu'à hurler pour soutenir leur équipe et huer l'équipe adverse. (Et pourtant j'aime bien le foot).

Montaigne, reviens !

Je me souviens de ma découverte de Michel de Montaigne quand j'étais au lycée. J'étais émerveillé. (Mais fait-on encore de la philo au lycée en 2022 ?).

Montaigne, son esprit critique, sa pensée curieuse, son amour de la lecture et des philosophes anciens. Montaigne, libre et libérateur, qui met en avant l'incertitude du jugement et pousse son lecteur à réfléchir, à se documenter, à se forger son opinion.

Serait-il considéré aujourd'hui comme un complotiste, simplement parce qu'il avait une pensée critique ? Parce qu'il encourageait à la nuance ?

“Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis.”

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Et l'école ?

Vous allez me dire, mais pourquoi vous parler de tout ça ?

Parce que vous qui lisez ces lignes, vous êtes majoritairement des enseignants, et le plus souvent en maternelle, face à de jeunes enfants, influençables, fragiles.

Bien entendu, on ne va pas enseigner Montaigne ou Kant à des enfants de 5 ans. Mais on peut les faire réfléchir.

Lisons ces quelques lignes de Montaigne, justement :

Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de répondre enquêtante, non résolutive : « qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas » ; « il pourrait être : est-il vrai ? » Qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans, comme ils font.

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Je vous souhaite, à vous, de rester des apprentis toute votre vie, et de donner à vos élèves le goût de la réflexion. C'est juste une habitude à prendre, comme un muscle à entraîner.

Apprenez-leur la nuance, le plaisir de la découverte d'opinions différentes, l'esprit d'analyse.

Expliquez-leur que tout n'est pas noir ou blanc, vrai ou faux, gentil ou méchant, droite ou gauche.

Que la vérité se cache souvent dans l'incertitude.

Qu'il ne faut pas se laisser imposer mentalement des dogmes qui nous enferment, qui nous réduisent, qui ratatinent notre pensée.

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J'arrive au bout de cet article. J'ai hésité à l'écrire parce que parler de Montaigne (ou de l'idée que je m'en fais) peut paraître anachronique de nos jours, et que la notion de liberté d'esprit est de plus en plus suspecte.

J'aurais pu aussi citer François Rabelais, un autre Maître en indépendance de pensée et en éducation joyeuse…

Gardons tous l'esprit éveillé !

Ne quittez pas ce site avant d'avoir visité la librairie numérique de Nanoug, merci !