Une simple banane, scotchée à un mur, a été vendue 120 000 dollars lors de la foire d'Art Basel, à Miami. Mais ce n'est pas tout : l'oeuvre a été créée en cinq exemplaires, qui ont tous été vendus, y compris à deux musées. On peut en rire, applaudir, s'en offusquer, crier à l'escroquerie, mais on peut aussi réfléchir à la définition d'un petit mot en trois lettres : “art”.

Ceci n'est qu'une vulgaire copie d'amateur de l'oeuvre originale…
La plupart des lecteurs de ce blog sont des enseignants. Parlerez-vous de cette banane à vos élèves ? Quelle sera leur réaction ?
En 1874, un groupe de peintres organise une exposition, à paris, en marge du Salon officiel.
Cette exposition provoque un scandale : les critiques éreintent les peintres, s'exclament qu'ils ont décidé de partir en guerre contre la beauté, traitent leurs oeuvres de croûtes. Même Zola dira que leurs tableaux ressemblaient à des brouillons. Un critique, voulant les ridiculiser, voyant qu'une toile était baptisée “Impression soleil levant”, les qualifiera d'”impressionnistes”. Ce n'était pas un compliment.
Mais quels étaient ces énergumènes qui scandalisaient les esthètes ? Ils s'appelaient Cézanne, Degas, Berthe Morisot, Pissarro, Renoir, Sisley ou… Monet.
Une histoire de frontières
Leur peinture, explosant la norme académique, était révolutionnaire. Mais à leur débuts, elle était démolie par les bien-pensants, les “vrais” artistes, l'Académie. Ils trouvaient ça nul et ridicule.
Par la suite, ils ont bien dû se rendre à l'évidence : les frontières de l'art avaient été repoussées.
Dans le siècle qui a suivi, ces frontières n'ont cessé de s'étendre.
A tel point qu'il est devenu impossible de donner une définition officielle et unanimement acceptée du mot “art”.
La notion d'esthétisme et de maîtrise technique qui étaient les règles ont été attaquées de toutes part.
Elles ont été remplacées par la notion d'intention.
La révolution de l'intention
En 1917, Marcel Duchamp fait lui aussi scandale : il prend un urinoir en porcelaine, le pose à l'envers et le baptise “Fontaine” et déclare que c'est une oeuvre d'art.
On en trouve des exemplaires (ou plutôt des copies, l'original ayant disparu) au Tate Museum de Londres, au San Francisco Museum of Modern Art ou au centre Pompidou.

C'est Marcel Duchamp qui le dit : ceci est une oeuvre d'art, et pipi c'est tout.
En fait, cet urinoir est lui aussi révolutionnaire, pour deux raisons :
- Il s'agit d'un objet industriel, qui a été utilisé sans même avoir été transformé. Il a juste été signé par l'artiste !
- Il témoigne de l'INTENTION de l'artiste : “ceci est une oeuvre d'art parce que je l'ai décidé”.
La frontière de l'infini
Tout au long du XXè siècle, l'art, débarrassé de l'Académie, a littéralement connu une explosion de créativité, de liberté, d'expérimentations, sans carcan, et ses limites ont à chaque fois été repoussées un peu plus loin.
Mais jusqu'où peut-on repousser ces limites ?
Et surtout : jusqu'où peut-on repousser ces limites, tout en restant dans le champ artistique ?
Telle est la mission que semble s'être fixée “l'Art Contemporain”. (A ne pas confondre avec l'Art Moderne, qui est un courant particulier englobant les impressionnistes).
Et là, on entre dans une autre dimension.
Comme l'écrit Wouter van der Veen dans son excellent livre “Le capital de Van Gogh” :
“En ce début de XXIè siècle, on entend souvent que l'art serait avant tout une affaire subjective : ce qui compte, c'est ce qu'on sent. L'artiste peut se contenter d'avoir l'idée, sans même toucher à ce qu'il produit. Ou ne pas avoir d'idée. Il peut crier, nu et recroquevillé, dans une bassine remplie d'urine entourée de papier journal froissé sans avoir besoin de se justifier. Un critique, un commissaire d'exposition ou un élu trouveront les mots pour lui. (…) L'artiste, pour être artiste, peut se contenter d'exister.”
Désormais, des “installations” sont des oeuvres d'art. Désormais, des “performances” sont des oeuvres d'art.
Mais revenons à notre banane :
Il semblerait que l'artiste inspiré – il s'appelle Maurizio Cattelan – ait repoussé un peu plus loin la frontière. On approche l'infini, mais c'est bien connu, l'infini est toujours un peu plus loin…
Concept
En effet, cette banane est un concept. Vendu entre 120 000 et 150 000 dollars, je le rappelle, y compris à deux musées, qui vont certainement les exposer pendant des années voire des décennies. Ou les revendre, pourquoi pas ? Mais qui pour l'instant souhaitent rester discrets et ne pas donner leur nom.
C'est un concept, parce que quand la banane sera mûre, ils pourront la manger et la remplacer par une autre.
J'imagine bien un conservateur de musée partir à l'épicerie tous les matins pour acheter une banane et soigneusement la scotcher au mur.
A moins que cette histoire ne soit qu'un coup monté de A à Z, une comédie, une provocation, destinée à tester la crédulité des gens ? Et à faire de nouveau le buzz lorsque la supercherie sera révélée ?
Certains ressentent quand même un petit malaise face à l'art contemporain, d'autant plus qu'il est bien souvent subventionné à coup de millions par l'Etat ou les collectivités.
D'après Wouter van der Veen, dont je vous parlais un peu plus haut, l'année où tout a basculé a été 1959, avec la création en France du ministère de la Culture, machine à subventions.
“La “création contemporaire”, après 1959, devint ainsi une chimère improbable, sans but ni raison, une véritable nef des fous déguisée en culture (…) vide, sans cadre et sans objet, intouchable, tribalisée et sacralisée”.
Mon avis personnel ? Je pense que désormais ce qui compte, c'est de communiquer autour d'une idée inédite. Faire quelque chose qui n'a jamais été fait avant. Attirer l'attention et les dollars. Par exemple, le même Maurizion Cattelan a déjà créé les oeuvres suivantes :
- Cinq chevaux empaillés accrochés au mur, la tête entrant dans le mur…
- Le pape vêtu de blanc écrasé par une météorite noire.
- Un élève cloué à son pupitre par des crayons.
- Des WC en or massif…
Redéfinir l'art
Karl Lagerfeld avait eu une réflexion que je trouve pertinente :
“Matisse, c’est la joie de peindre. Ça, c’est de l’art. Le reste, c’est intéressant, c’est un concept, c’est une démarche mais l’art, le mot est à redéfinir, parce qu’aujourd’hui il y a tellement de gens qui se disent artistes, souvent auto-proclamés, qui vont dans des catégories si différentes qu’aujourd’hui on ne peut plus généraliser.”
Oui, le mot “ART” est certainement à redéfinir.
Pour Maurizio Cattelan, la définition est certainement “choquer, communiquer, vendre”. C'est plus qu'une définition : c'est une recette ! Et à condition de détenir l'ingrédient indispensable (être introduit dans le milieu des galeristes et amateurs d'art fortunés), elle marche à tous les coups !
Entre art et doll-arts, il a choisi.
Ma définition personnelle, a l'avantage d'être flexible et de s'adapter à chacun.
Je vous en avais déjà parlé ici…
Pour moi, une oeuvre d'art est un condensateur, qui emmagasine l'énergie vitale de l'artiste. L'artiste produit l'énergie, l'oeuvre la transporte. Cette énergie est ensuite ressentie par certains, pas par d'autres.
Ce qui explique par exemple que je suis totalement électrisé par la peinture de Basquiat ou de Mirò alors que d'autres seront totalement indifférents.
Et en classe ?
Cette deuxième partie s'adresse en particulier aux enseignants de primaire (qui regroupe, rappelons-le, les classes de maternelle et d'élémentaire). mais elle peut intéresser d'autre lecteurs. Soyezdonc les bienvenus !
Que disent les programmes officiels ?
Voici un bref rappel.
…Vous êtes toujours là ?
Voici quelques idées en vrac :
- Souvenez-vous : c'est l'intention qui compte. Vos élèves font donc des “productions” et non pas des “oeuvres”… sauf s'ils ont l'intention de créer une oeuvre d'art.
- Et pour cela, il faut qu'ils puissent comprendre ce qu'est une oeuvre d'art.
- J'ai toujours été frappé (mais pas tellement étonné) par la réaction des élèves de maternelle lorsqu'on leur présente une oeuvre d'art, que ce soit une peinture ou un morceau de musique classique par exemple : ils sont extrêmement réceptifs. Ils s'exclament, ils trouvent que c'est “beau”.
- La vérité sortant bien souvent de la bouche des enfants, il n'est donc pas saugrenu d'accorder une place à l'esthétisme…
- Les instructions officielles parlent de “construire les premiers outils pour structurer sa pensée” : même si la notion d'art est assez difficile à cerner pour un élève de maternelle, la comparaison entre la Joconde et la Banane promet d'être riche en réflexions, en remarques, et en structuration de la pensée.
- J'imagine une exposition dans une école maternelle avec comme ingrédients un mur blanc, un rouleau de scotch et l'imagination débordante des élèves. J'aimerais réellement voir le résultat !
- En cycle 2, rappel des programmes : “La rencontre avec les œuvres d'art y trouve un espace privilégié, qui permet aux élèves de s'engager dans une approche sensible et curieuse, enrichissant leur potentiel d'expression singulière et de jugement.” Et pour enrichir son potentiel de jugement, là aussi, cette histoire de Banane peut être d'une aide précieuse !
- En cycle 3, “Identifier : donner un avis argumenté sur ce que représente ou exprime une œuvre d'art“. Sans commentaire !
Vous avez sans doute des tonnes d'autres pistes à explorer en classe : vous avez la parole en commentaire.
Conclusion
Finalement, le “Comédien” (nom donné par l'artiste à la banane scotchée au mur) amène bien des réflexions, au-delà du premier sentiment abrupt.
Je vois un argument positif (un seul, j'avoue) en faveur de cette oeuvre proclamée comme telle : elle illustre parfaitement l'infinie liberté dont jouissent les artistes, et l'infini champ d'action de l'art, même dans ses recoins les plus étranges.
Et vous ? Qu'en pensez-vous ?
Bonsoir Michel… Là tu es trop fort !!!
J’ai cru au début à un Hoax … mais le 1° avril n’est pas encore demain et puis l’info est apparemment sérieuse …
https://youtu.be/eSYVoLkAn7w
Alors ton analyse est particulièrement intéressante et pertinente …
Quant à moi, j’ai toujours bien aimé les bananes … mais surtout parce qu’il n’y a pas d’os dedans …
@t… a.l.s
Moi j aime bien ce que dit Calaferte #l’art à fonction de troubler# et moi une banane ça a du mal à me troubler….
Bonjour Michel,
Cette banane, c’est surtout une histoire d’argent. C’est là où le parallèle avec les impressionnistes devient hasardeux. Je ne peux que conseiller d’écouter l’excellente émission de Daniel Mermet avec franck Lepage intitulée “Trois réacs à la FIAC”
https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2013-14/novembre/trois-reacs-a-la-fiac
et si vous avez le temps la conférence gesticulée qui s’intitule : Inculture(s) 1
http://www.ardeur.net/conferences-gesticulees/conference-gesticulee-franck-lepage-inculture-1/
Ca éclaire ce genre de production sous un autre angle, comment créer de la richesse sans travail ? Parce que si ce genre de production est achetée par des musées, c’est avec l’argent des contribuables au départ, et c’est parce que les musées les achètent que cela leur confère une valeur. Pourquoi cette banane scotchée vaut autant, parce quelqu’un a accepté de mettre cet argent sur la table pour l’acheter. La question, c’est pourquoi mettre autant d’argent si ce n’est pas pour spéculer ?
Merci d’avoir lancé le débat en tout cas.
Bonjour Philippe
C’est ce que je dis dans l’article : “Je pense que désormais ce qui compte, c’est de communiquer autour d’une idée inédite. Faire quelque chose qui n’a jamais été fait avant. Attirer l’attention et les dollars.”
Concernant les musées, probablement américains, je ne pense pas qu’ils utilisent l’argent du contribuable. Mais en France, les musées et surtout les collectivités (la Mairie de Paris étant une caricature à ce niveau) dilapident effectivement l’argent du contribuable pour des oeuvres conçues de A à Z pour… prendre du pognon.
Néanmoins, je pense que tout cela est rendu possible grâce à quelque chose d’assez extraordinaire : la flexibilité infinie de la notion d’art.
L’art se décline en art-gent et en doll-arts, mais malgré tout il peut rester de l’art. C’est ça qui est fascinant.
Quant à cette banane, je me demande vraiment en y réfléchissant bien si ce n’est pas une farce, un coup monté. Après tout, le titre de l’oeuvre est “Comédien”. L’avenir (proche ?) nous le dira.
Si ce n’est pas un coup monté, une blague, un gag, on ne peut que reconnaître que l’auteur a réussi à déplacer la frontière de l’art un peu plus loin.
Après tout, une installation temporaire ou une performance (souvent sans queue ni tête) sont bien considérées comme des oeuvres d’art…
Comme le disait le bon Lagerfeld, il faudrait inventer un mot nouveau…
Je reviens sur ta phrase “c’est là où le parallèle avec les impressionnistes devient hasardeux”.
Je ne fais pas du tout un parallèle ! je n’échangerais jamais un tout petit tableau de Monet contre toute la production mondiale de bananes !
J’explique simplement que les impressionnistes ont repoussé les frontières de l’art, et que ce mouvement s’est amplifié au XXè siècle, et qu’il continue aujourd’hui, témoin cette banane.
Et exclure de manière abrupte tel ou tel mouvement, concept ou provocation du champ artistique n’est pas si simple que ça.
Bonjour
Je retiens: ” Il témoigne de l’INTENTION de l’artiste : “ceci est une oeuvre d’art parce que je l’ai décidé”.
Moi j’entends: “je peux décréter que j’ai fait un chef d’oeuvre parce que je l’ai décidé.”
Cela va décomplexer les élèves qui peuvent eux aussi décréter qu’ils produisent des chefs d’œuvre et en être fier !
Claudine, cette intention est LA raison pour laquelle en maternelle on parle de “productions” et non pas d'”oeuvres”(du moins, c’est ce que m’avait expliqué mon inspecteur).
Cette distinction est la base de la démarche artistique, et ce qui distingue un artisan d’un artiste, même si les deux mots commencent par “art”.
Un chef d’oeuvre, c’est autre chose 🙂
Bonjour
I – Quelques définitions :
a – Production
1 action de créer des biens, de produire
2 fabrication, création, apparition
3 bien, ouvrage produit
4 ensemble des œuvres d’un artiste
5 ce qui se forme ou se produit
b – oeuvre
1 action, travail
2 produit résultant d’une action, d’un travail
3 résultat sensible, produit d’une activité, d’une action humaine matérielle ou morale
4 force agissante, opérante (l’œuvre du temps)
5 ouvrage artistique (“oeuvre d’art”)
6 livre, ouvrage
7 ensemble des réalisations d’un artiste, d’un auteur
9 oeuvres : actes de l’homme vis-à-vis de la religion ou de la morale
c – Larousse : chef d’oeuvre :
Ouvrage que le compagnon aspirant à la maîtrise devait exécuter suivant des règles précises édictées par le corps de métier (ou corporation) auquel il appartenait et sous le contrôle d’un jury de maîtres.
Ouvrage capital et supérieur dans un genre quelconque ; la meilleure œuvre d’un auteur : Chef-d’œuvre de peinture.
Ce qui est parfait dans son genre : Un chef-d’œuvre d’hypocrisie.
II – Le distingo entre production, oeuvre et chef d’oeuvre…
pour moi:
La production serait l’action de créer.
L’oeuvre serait le produit résultant de l’ action.
Et le chef d’oeuvre ; ce qui est parfait en son genre
Si l’ élève a une intention de produire pour créer ce qui lui est propre, pourquoi se limiter comme le dit l’inspecteur au mot ‘production’ et ne pas utiliser ‘le mot oeuvre’?
et pourquoi ne pas utiliser le mot chef d’oeuvre car ce qu’il a produit est parfait en son genre.
Est-ce qu’un élève de maternelle ne peut pas avoir des intentions artistiques?
Qui détermine la qualification de ce qui est fait ? la personne qui a produit avec une intention qu’il soit en maternelle ou pas ) ou un autre selon son propre filtre ou filtre d’un point de vue social ou moral quelconque ?
Bonjour Claudine,
Il y a un élément essentiel qui vient se glisser : l’art.
Et décrire précisément l’art n’est pas simple.
On peut produire sans créer, on peut créer sans visée artistique, on peut faire de l’artisanat d’art… La notion est mouvante.
Mais une chose est sûre : un artiste a la volonté de produire de l’art.
Un adulte peut pratiquer des loisirs créatifs sans avoir l’intention de produire de l’art.
Et un élève de maternelle peut avoir l’intention de produire de l’art, à condition qu’il puisse faire lui-même la distinction entre jeu créatif et démarche artistique.
Ah, c’est pas facile, tout ça… Mais ce ne sont que des mots.
Peu importent les mots : le plus important, c’est de prendre plaisir à créer… Et les élèves de maternelle sont très doués pour ça !
Pour aller un peu plus loin et voir les choses sous un angle légèrement différent qui montre que les élèves sont sans aucun doute des artistes : https://www.tilekol.org/energie-artistique
Hello Michel!
Super-article, qui m’a bien fait réfléchir en posant des questions intéressantes et en donnant quelques clés et infos qui ont nourri ma réflexion.
Et en voulant commenter et exprimer mon point de vue, je me suis souvenu d’un article que j’avais publié sur cuk.ch. Du coup, ça m’a donné l’envie de le ressortir et de le publier sur mon propre blog. Voici le lien:
https://leblogadom.ch/lart-contemporain-et-moi-une-rencontre/
(J’y mentionne ton article en espérant qu’il sera lu et apprécié par mes lecteur·rice·s!)
Bonjour Dom
Je me souviens très bien de l’article lorsqu’il était sorti sur cuk.ch. Tu as bien fait de le republier !
La première photo est extraordinaire 🙂
L’art est énergie, l’art est sensations, l’art est vibrations.