Voici un texte que je trouve remarquable, écrit par Philippe Guillem en 2012, et que je viens tout juste de découvrir. Etant donné que j'aimerais le faire connaître au plus grand nombre, j'ai demandé à son auteur l'autorisation de le republier in extenso ici même. Permission accordée. Un grand merci à son auteur. Si vous vous intéressez aux tablettes numériques comme support pédagogique, prenez le temps de le lire soigneusement du premier au dernier mot. Je vous souhaite de l'apprécier à sa juste mesure.

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Un texte important tiré du blog de Philippe Guillem

Un texte important tiré du blog de Philippe Guillem

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Comment s'établit la relation entre un musicien et son instrument de musique ? Par le toucher, par la caresse, par les doigts, par la peau. Mais la peau est bien plus qu'un lieu de contact.

 Philippe Guillem est enseignant et musicien. Sur son blog, “fragments de classe”, il se définit ainsi :

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Philippe Guillem
“Instituteur, professeur des écoles, maître … formateur en musique, geek, musicien, grand réparateur de fermetures éclair sur les manteaux d’hiver, souffleur sur mains écorchées par les gravillons, poseur de questions, fabriquant de sourires édentés et tant d’autres jolis métiers qui persistent ‘à l’école maternelle.”

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Philippe a été témoin d'un phénomène assez extraordinaire qui s'est produit à l'intérieur d'un groupe d'élèves de maternelle.
(Je précise que j'ai moi-même reproduit l'expérience dans ma classe, avec le même résultat, et il est vrai que c'est très troublant).
Il a cherché une explication, et il en est arrivé à la conclusion que la relation tactile qui existe entre une tablette et son utilisateur est bien plus profonde que ce qu'on pourrait imaginer de prime abord. Je suis persuadé que sa sensibilité musicale l'a aidé à aboutir à ces conclusions. Elle lui a permis d'ouvrir une porte, et de nous en donner la clé.

Mais je n'en dis pas plus, je vous laisse découvrir ces quelques paragraphes qui méritent d'être partagés à très grande échelle. En voici l'intégralité :

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Quand l'application Book Creator rend la tablette contagieuse !
Essais d'analyses …

Compte rendu de pratique :

J'ai eu il y a quelques temps l'occasion d'assister à un atelier utilisant une tablette tactile en Grande Section à l'école Flornoy à Bordeaux dans la classe de ma collègue Carole Lopez. http://www.ludovia.com/news-1489.html

J'ai été surpris de voir comment ces élèves de Grande Section pouvaient produire en totale autonomie des documents numériques. En l’occurrence il s'agissait de créer les pages d'un imagier. Utilisant l'application Book Creator pour tablette “Ipad” il pouvaient seuls :

  • Écrire un mot
  • Placer ce mot où bon leur semblait sur la page
  • Prendre une photo d'un objet correspondant au mot.
  • Récupérer la photo dans les fichiers images
  • Positionner la photo sur la page près du mot.
  • Positionner sur la page un bouton déclenchant la lecture du fichier son.

Une suite complexe d'actions visiblement maîtrisées par tous les élèves. L'atelier était aussi l'occasion pour les élèves de s'entre-aider à travers de nombreux échanges.

Autonomie, entre-aide, auto-apprentissage les outils numériques semblent favoriser ces comportements. Afin d'observer les possibilités d'auto-apprentissage de la tablette et en m'inspirant de cette séquence, j'ai proposé à un groupe de 10 élèves de Moyenne section de créer un document numérique de présentation.

Ces élèves devaient chacun : Écrire leur prénom ; prendre une photo de leur visage et la coller sur le document près du prénom ; enregistrer leur prénom et disposer le bouton sur la photo. Le protocole proposé était très voisin et tout aussi complexe que celui proposé par Carole Lopez pour la fabrication de l'imagier.

J'ai accompagné pas à pas 4 élèves dans la création du document, sous les yeux du reste du groupe. J'ai ensuite laissé la tablette à disposition du groupe en demandant que chacun construise sa propre présentation. A la fin de la journée, le document était terminé sans que j'ai eu à intervenir.

Le lendemain sans nouvelle consigne, les élèves de Grande Section avaient eux aussi tous réalisé leur propre présentation.

Commentaires :

La première surprise fut de voir avec quelle rapidité ces jeunes élèves ont appris le protocole permettant de créer une présentation. Après seulement 4 « créations accompagnées » et observées, le groupe a été capable d'apprendre à chacun à réaliser sa présentation.

La première analyse fut de penser que le groupe avait porté les élèves lors de la création du document. Par acquis de conscience j'ai donc après le week-end procédé à une petite vérification.

J'ai demandé à chaque élève de Moyenne Section, individuellement de refaire une présentation. 9 élèves sur 10 ont réussi sans aucune aide extérieure. Lors de cette passation j'ai pu observer que les élèves ne respectaient pas forcement l'ordre des actions que j'avais proposé au départ. Chacun avait donc vraisemblablement parfaitement compris la complexité de la tache; créer 3 objets numériques différents (Écrit, Image, Son) et les assembler sur une même surface. Ils aussi ont bien perçu que l'ordre de création n'avait dans ce cas pas d'importance pour arriver au résultat attendu.

Pourquoi et comment des apprentissages aussi complexes, des procédures aussi longues, peuvent ils se mettre en place si rapidement et surtout avec une telle efficacité ?

Le second constat surprenant fut l'investissement dans cette réalisation par les élèves de la Grande Section.

Pendant la dernière semaine de l'année scolaire les activités traditionnelles sont certes un peu délaissées et les élèves ont une plus grande latitude pour choisir librement leurs activités. Les Grands ont été demandeurs de cette activité, qui au départ ne leur était pas particulièrement destinée. La tablette est pourtant un objet connu dans la classe. Elle a été utilisée, elle a circulé dans les familles comme Cahier de Vie de Classe.

Est-ce l'objet, est-ce l'activité de création du document, ou bien est-ce le fait que les « Moyens » maîtrisent cette procédure, qui a motivé l'investissement des élèves de Grande Section dans cette activité ?

Tentatives d'analyses

Si ces élèves font l'effort d'apprendre, de s'approprier, les procédures complexes proposées lors de cette activité, c'est assurément qu'ils ont une « bonne raison » de le faire.

Les élèves savent bien que cette tablette et les TICE en général sont des sujets qui me tiennent particulièrement à cœur et donc qu'en s'y intéressant ils attireraient particulièrement mon attention. Cela ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi cette activité à pris une telle ampleur. Elle a simplement été initiée pour les élèves de moyenne section, quant aux « Grands » ils s'en sont emparés sans y être véritablement conviés!

Ce n'est pas non plus à cause l’intérêt suscité par la nouveauté de l'objet car une tablette tactile est présente en classe depuis le début de l'année et a servi de Cahier de Vie de Classe Numérique. C'est un objet qu'ils connaissent bien. Ce n'est pas non plus grâce au sens que cette activité prend dans la classe car elle ne s'inscrit dans aucun autre projet.

A défaut de faire appel au sens, cette activité semble convoquer « les Sens. » Sur la tablette tactile, l'action et la trace passent par le toucher, la photo convoque les perceptions visuelles, (reconnaissance , cadrage…), l'enregistreur sonore, l'audition. Ce travail semble donc véritablement ancré dans la sensorialité et les perceptions.

Au sujet des sens, Michel Serres pourrait quelque peu orienter notre réflexion. Dans Les Cinq Sens (1), il nous présente la peau comme l'organe des sens fondamental.

« La sensibilité, alerte ouverte à tous les messages tient la peau mieux que l'œil, la bouche ou l'oreille… la peau, variable fondamentale, sensorium commune ; sens commun à tous les sens , faisant pont, lien, passage entre eux… ».

Les sensations tactiles revêtent donc de ce fait une importance toute particulière. L'organe du toucher, la peau formerait une sorte de toile de fond supportant les autres sens, les reliant.

Peut être est ce donc du coté du tactile et de la peau qu'il nous faudra chercher la cause de l'intérêt suscité par l'activité proposée.

Les travaux de Didier Anzieu et sa théorisation du « Moi Peau » pourraient nous apporter de nouveaux éclairages. Il définit le « Moi Peau » (2) en expliquant que “la première différenciation du moi au sein de l’appareil psychique s’étaye sur les sensations de la peau et consiste en une figuration symbolique de celle-ci. C’est ce que je propose d’appeler le Moi-peau” écrit il.

Peut être est ce une part de cette relation symbolique profonde entre le moi et la peau que les enfants retrouvent lors de l'utilisation de la tablette. L'analogie entre l'écran tactile et la peau est relativement facile à établir. Ne serait-ce que sur le plan de la structure. La structure physique en couche de l'écran de la tablette est à rapprocher de la structure biologique en couches de la peau mais les similitudes vont beaucoup plus loin.

Pour Didier Anzieu, la peau est une « surface qui relie entre elles les sensations de différentes natures et les fait ressortir comme figures du fond tactile. C'est la fonction d'inter-sensorialité qui aboutit à la constitution d'un « sens commun » dont la référence de base se fait toujours au toucher.(1 p 127).
Tout comme Michel Serres plus haut, Anzieu propose de considérer la peau comme un organe fondamental support des autres sens. Le sens commun pour Anzieu aussi est donc basé sur les liens tissés entre les différents sens. Il est à remarquer que dans l'activité proposée à ces jeunes élèves, l'image, le son, le texte figurant l'identité du sujet, sont posés, inscrits regroupés, par le toucher l'écran. Cette surface permet visiblement de faire le lien entre ces différents éléments.

Si l'on veut poursuivre l'analogie plus avant, et questionner la nature de ces liens, retrouvons le texte d'Anzieu. La première fonction de la peau est une fonction contenante. « De même que la peau enveloppe tout le corps, le Moi-peau vise à envelopper tout l'appareil psychique…. Le Moi-peau est alors figuré comme écorce, le Ça pulsionnel comme noyau. » (1 p124). Il rappelle aussi qu'à la carence de la fonction d'inter-sensorialité répondent des angoisse de morcellement et de démantèlement.

Anzieu propose donc de considérer la surface (peau) comme une enveloppe, un contenant. Notre proposition d'activité sur la tablette, même si cela n'était pas véritablement pensé au départ, propose aussi implicitement cette dimension contenante. Ce travail de présentation de soi, de regroupement de trois éléments caractérisant l'identité (nom, photo, voix) sur l'écran de la tablette renforcerait peut être l'idée rassurante d'une cohésion de soi. La surface de l'écran de simple support se transformerait alors symboliquement en enveloppe rassurante, à la fois lieu, marqueur et témoin de la cohésion de soi. L'enfant étant l'acteur de cette mise en forme, peut être est-ce pour cela que la tablette suscite à ce point l’adhésion des enfants à l'activité.

Pour poursuivre l'analogie Écran / Peau, il semble aussi important de considérer la peau comme un organe de communication et donc sa dimension sociale. Il y a assurément, une composante liée au groupe dans la réalisation de ce travail.

La encore, Didier Anzieu nous apporte des pistes de réflexion. « La peau avec les organes des sens tactiles qu'elle contient (…) fournit des informations directes sur le monde extérieur,… » En même temps que la bouche ou, du moins, autant qu’elle la peau est un lieu et un moyen majeur de communication avec les autres, permettant d’établir des relations significatives. De plus, « c’est une surface d’inscription des traces laissées par celles-ci. Le « Moi Peau » remplit une fonction d'inscription de traces sensorielles tactiles. Cette fonction développe un double appui biologique et social. (1 p128).

Quand Anzieu fait référence à la bouche on peut y voir bien sûr une référence à la communication langagière mais peut être aussi une allusion à l'ingestion. Il met en évidence un mouvement du dehors vers le dedans dans lequel la peau permet d'intégrer, des informations du monde extérieur. La tablette est dotée de capteurs photo-numérique, sonore, qui dans l'activité présentée, lui permettent d'intégrer des information de l’extérieur. Mais elle peut aller bien au-delà. Même si ce n'est pas mis en œuvre dans ce cas, la tablette est aussi dotée d'une multitude d'autres capteurs. Elle est capable de détecter des mouvements, de se localiser géographiquement, de détecter des variations de température, de champs magnétique, et même de radioactivité grâce à l'analyse des interférences sur le capteur vidéo. À l'image de la peau la tablette a la capacité d'intégrer un grands nombre d'informations venues de l’extérieur, informations qui complètent ou parfois amplifient celles de la peau et permettent d'étendre le champ des perceptions.

La tablette garde aussi la trace du travail élaboré en commun. Les élèves ont effectivement dû collaborer pour réussir à mettre en forme leur petite présentation. Seuls quatre élèves au départ ont été accompagné par un adulte dans la création de leur présentation. Sur la tablette sont effectivement inscrits les trois éléments qui constituent la présentation, mais ces éléments sont aussi autant de traces des relations qui ont permis la « réussite ». Relations de transmission, d'écoute, d'acceptation de la parole de l'autre mais aussi certainement d'opposition, de conflits et donc certainement aussi de médiation. La tablette garde aussi la trace de cette inscription dans ce groupe, auquel chaque élève avait visiblement très envie d'appartenir.

Quelques conclusions :

L'effet de contagion constatée lors de cette activité, produit une certaine excitation chez l'enseignant qui constate cela. Les enfants apprennent tout seuls, plus rapidement et bien plus que ce qu'il était raisonnable d'attendre d'eux. Si cet article tente de proposer un début d'explication du pourquoi de l'attrait des jeunes enfants pour la tablette tactile, il ouvre aussi un grand chantier.

  • Comment nous enseignants pourront nous nous saisir de cet engouement, de cette motivation déclenchée par l'outil, pour l'utiliser à des fins d’apprentissages ?
  • Comment pourront nous intégrer ces outils à notre pédagogie ?

La question « Devons nous le faire ? » étant résolument derrière nous !

Ces essais et réflexions sur l'utilisation de la tablette, avec l'éclairage de la théorie de Didier Anzieu sur le « Moi Peau » nous engagent à réfléchir la possibilité d'une nouvelle enveloppe; “une enveloppe numérique”. Certainement un élément supplémentaire, s'il en fallait, pour considérer qui nous faut à l'avenir penser la construction de l'identité numérique de ces jeunes élèves.

Références
1. Serres Michel Les Cinq Sens Grasset (1985 ré-edition 1990)

2. Anzieu Didier Le Moi Peau Psychismes Dunod (1985 ré-edition 2006)

3. René Kaës « Du Moi-peau aux enveloppes psychiques. Genèse et développement d'un concept », Le Carnet PSY 4/2007 (n° 117), p. 33-39. URL : www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2007-4-page-33.htm. DOI : 10.3917/lcp.117.0033.

 

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